Décision sur plusieurs affaires

Contenu anti-colectivos en période postélectorale au Venezuela

Dans le cadre de cette décision accélérée, le Conseil de surveillance examine deux vidéos qui contiennent des éléments de langage violents à l’encontre des colectivos, des groupes armés informels associés à l’État, au Venezuela, dans le cadre des manifestations qui ont suivi les élections présidentielles de juillet 2024.

2 cas inclus dans ce lot

Confirmé

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Cas de violence et incitation sur Instagram

Plate-forme
Instagram
Sujet
Élections,Liberté d’expression,Manifestations
Standard
Violence et incitation
Emplacement
Venezuela
Date
Publié le 5 septembre 2024
Renversé

FB-SV81R3HF

Cas de violence et incitation sur Facebook

Plate-forme
Facebook
Sujet
Élections,Liberté d’expression,Manifestations
Standard
Violence et incitation
Emplacement
Venezuela
Date
Publié le 5 septembre 2024

1. Description du cas

À la suite des élections présidentielles du 28 juillet 2024 au Venezuela, le pays est en ébullition. Les résultats étant largement contestés, des milliers de personnes sont descendues dans les rues après que les autorités électorales vénézuéliennes ont annoncé la victoire du président sortant, Nicolás Maduro. Celui-ci a appelé à réagir aux manifestations d’une « main de fer ». En ligne, le gouvernement a pris la décision de restreindre l’accès à certaines plateformes de réseaux sociaux et a encouragé ses citoyens à signaler les manifestants aux autorités. Hors ligne, des milliers de personnes ont été arrêtées et plus d’une vingtaine ont été tuées, alors que des « colectivos », des groupes armés soutenus par l’État, étaient impliqués dans la répression des manifestations.

Dans les semaines qui ont suivi les élections, les équipes de modération de Meta ont remarqué une hausse drastique des contenus anti-colectivos. Dans ce contexte, des questions essentielles se sont posées au sujet de l’équilibre que l’entreprise doit s’efforcer d’atteindre lorsqu’elle modère, au cours d’une période aussi instable, des publications qui peuvent à juste titre critiquer la situation politique et sensibiliser aux violations des droits humains qui ont lieu dans un environnement répressif, mais qui, en même temps, peuvent employer des termes violents.

Les deux cas concernés par la présente décision du Conseil de surveillance impliquent des vidéos publiées après les élections présidentielles de juillet 2024 et pendant les manifestations qui ont eu lieu depuis. Les deux publications font référence aux colectivos. Dans le premier cas, un utilisateur d’Instagram a publié une vidéo en espagnol sans légende. La vidéo semble avoir été prise depuis un immeuble à appartements et montre un groupe d’hommes armés à moto alors qu’ils s’arrêtent à hauteur du bâtiment. L’on entend une femme crier que les colectivos essayent d’entrer dans l’immeuble. La personne qui filme hurle « Go to hell! I hope they kill you all! » (Allez vous faire voir ! J’espère qu’ils vont tous vous tuer !). Meta a estimé que ce contenu n’enfreignait pas sa politique sur la violence et l’incitation parce que ce cri, selon l’entreprise, était une déclaration conditionnelle ou un souhait à l’encontre d’un acteur violent plutôt qu’un appel à passer à l’acte.

Dans le second cas, un utilisateur de Facebook a partagé une vidéo qui semble avoir été prise depuis une moto en train de rouler. Elle montre un groupe d’hommes à moto, que l’on suppose être des colectivos, et des personnes qui courent dans la rue. L’homme qui filme hurle qu’ils sont attaqués par les colectivos. La vidéo était accompagnée d’une légende en espagnol qui accuse les forces de sécurité de ne pas protéger le peuple et les appelle à aller « kill those damn colectivos » (tuer ces maudits colectivos). Meta a supprimé cette publication en vertu de sa politique sur la violence et l’incitation, car elle estime qu’il s’agit d’un appel à commettre des actes de violence de haute gravité.

2. Contexte et procédure accélérée

Depuis l’arrivée au pouvoir de Maduro en 2013, le pays est plongé dans une crise économique et politique ; les opposants et les dissidents y sont continuellement opprimés (rapport du Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’hommesur le Venezuela, A/HRC/53/54, novembre 2023) par le biais de disparitions forcées, de détentions arbitraires, de torture et de violences sexuelles ou genrées. La situation s’est récemment aggravée en raison de la crise électorale actuelle dans le pays.

Le Venezuela a tenu des élections présidentielles le 28 juillet 2024 ; le candidat sortant, le président Nicolás Maduro, et le candidat de l’opposition, Edmundo González Urrutia de la Plateforme unitaire démocratique, étaient en tête de la course à la présidentielle. Aux petites heures du 29 juillet 2024, le président du conseil national électoral (CNE) vénézuélien a annoncé la victoire de Maduro sans fournir la moindre explication sur le décompte des voies. Le CNE n’a pas publié la répartition des résultats obtenus dans chaque bureau de vote du pays, alors que la loi vénézuélienne l’exige, ni aucune autre preuve pour appuyer son annonce.

Les résultats ont été largement contestés. Le panel d’experts électoraux des Nations Unies envoyé par le Secrétaire général et invité par le CNE vénézuélien à suivre et à rapporter le processus électoral a indiqué que lannonce des résultats par le CNE « ne respectait pas les mesures de transparence et d’intégrité basiques qui sont essentielles à l’organisation d’élections crédibles ». La Fondation Carter, une organisation de la société civile qui observe les élections et qui avait été invitée par le CNE à des fins similaires, a également conclu que ces élections « ne répondaient pas aux normes internationales en matière d’intégrité électorale et ne pouvaient pas être considérées comme démocratiques » ; elle a également fait remarquer que le CNE, « en ne publiant pas la répartition des résultats par bureau de vote, commettait une infraction grave aux principes électoraux ».

Des milliers de personnes ont protesté la victoire revendiquée par Maduro. Au cours des semaines qui ont suivi les élections, les manifestations dans les rues et les critiques sur les réseaux sociaux ont été durement réprimées par l’État avec la participation des colectivos, associés à l’État, ce qui a instauré un climat de peur générale. Les Nations Unies ont rapporté 23 morts, principalement par armes à feu, dans le cadre des manifestations entre le 28 juillet et le 8 août. Le gouvernement a également arrêté plus de 2000 personnes, parmi lesquelles plus de 100 enfants et adolescents. Des manifestants, des chefs, des membres et des partisans de partis politiques, des journalistes et des défenseurs des droits humains considérés ou perçus par les autorités comme étant de l’opposition ainsi que les personnes qui ont participé aux manifestations ou qui se sont exprimées sur les réseaux sociaux ont été visés et harcelés par les forces de l’État et les colectivos. Selon la Commission interaméricaine des droits de l’homme (IACHR), les manifestations ont été violemment réprimées par les forces de l’État et les colectivos et, bien que la plupart des morts rapportées aient été attribuées aux forces de l’État, au moins six personnes sont décédées des mains des colectivos. La Commission a également déclaré que les colectivos « agissent avec l’accord, la tolérance et le consentement de l’État ». La mission internationale indépendante d’établissement des faits des Nations Unies au Venezuela et le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme ont exprimé et souligné leur inquiétude quant aux répressions étatiques, y compris aux violences perpétrées par les forces de sécurité et les colectivos au cours de ces manifestations.

Depuis 2019, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) a indiqué dans différents rapports sur la situation relative aux droits humains dans la République bolivarienne du Venezuela (A/HRC/41/18, A/HRC/44/20, A/HRC/48/19 et A/HRC/53/54) que les « groupes civils armés progouvernementaux » appelés colectivos « entretiennent [un] système [de répression et de persécution ciblées sur des bases politiques] en exerçant un contrôle social au niveau local et en aidant les forces de sécurité à réprimer les manifestations et la dissidence ». Le HCDH a aussi recueilli des informations sur des agressions commises par des colectivos armés contre des opposants politiques, des manifestants et des journalistes, « agressions que les forces armées n’ont pas tenté d’empêcher », et a appelé legouvernement vénézuélien à « désarmer et [à] démanteler » les colectivos armés et à « veiller à ce que leurs crimes fassent l’objet d’enquêtes ».

Les Rapporteurs spéciaux des Nations Unies et de la Commission interaméricaine sur la liberté d’expression ont fait part de leur inquiétude quant au manque de liberté d’expression au Venezuela :

« La liberté d’expression au Venezuela est soumise à des restrictions inquiétantes et est marquée par le harcèlement et la persécution des voix dissidentes, en particulier des journalistes, des professionnels du monde médiatique et des médias indépendants, ainsi que des responsables sociaux et des défenseurs des droits humains. Des mesures de restriction ont également été signalées dans les espaces numériques au Venezuela, notamment à l’encontre des médias indépendants, par le biais de coupures injustifiées d’Internet et du blocage ciblé de contenu. Pour les citoyens, la fermeture d’organes de presse ou la saisie de leur équipement ordonnées par le gouvernement compliquent de plus en plus l’accès à des informations fiables issues de sources indépendantes, tout en renforçant la tendance générale à l’autocensure qui règne parmi les médias. »

En outre, l’IACHR et des organisations de la société civile ont noté qu’à la suite des élections présidentielles de 2024, des rapports font état de stratégies de harcèlement et de persécution facilitées par la technologie. Le gouvernement a renforcé ses mesures de surveillance numérique et de censure à l’aide d’outils tels que VenApp pour signaler les activités dissidentes et divulguer les informations des manifestants, de surveillance vidéo pour observer les protestations et de patrouilles de drones pour faire régner la peur à grande échelle.

3. Justification de l’examen accéléré et réponse de Meta

Meta a porté ces deux publications devant le Conseil le 15 août 2024 dans le cadre d’une procédure de décision accélérée. Les statuts du Conseil de surveillance prévoient un examen accéléré dans des « circonstances exceptionnelles, notamment lorsque le contenu pourrait avoir des conséquences graves dans le monde réel », et les décisions sont contraignantes pour Meta (Charte, art. 3, section 7.2 ; Statuts, Art. 2, section 2.1.2). La procédure accélérée n’inclut pas les recherches approfondies, les consultations, ni les commentaires publics qui font partie intégrante des cas habituels. Le cas est tranché sur la base des informations dont dispose le Conseil au moment de la délibération et est décidé par un panel de cinq membres sans vote complet du Conseil.

Meta a informé le Conseil qu’au vu des protestations généralisées qui avaient suivi l’annonce des résultats électoraux et les répressions subséquemment menées par les forces de l’État et les colectivos, l’entreprise avait remarqué une augmentation des publications qui contenaient des discours violents à l’encontre des colectivos sur ses plateformes. Elle a défini le terme « colectivos » comme un terme général désignant les groupes armés de style paramilitaire qui sont étroitement liés au régime vénézuélien et qui ont participé aux affrontements avec les manifestants au lendemain des élections. Dans un tel contexte, les colectivos sont considérés comme des acteurs violents par l’entreprise.

Les politiques de Meta font la distinction entre les « déclarations qui formulent l’espoir que des acteurs violents soient tués » et les « appels à l’action qui visent des acteurs violents », ce type d’appel étant interdit. Par cette distinction, appelée en interne « exception relative aux acteurs violents », l’entreprise cherche à trouver un équilibre entre les « discussions légitimes sur des sujets d’importance publique » et les « questions de sécurité ». Meta estime qu’il est « particulièrement difficile » d’atteindre cet équilibre dans le contexte des menaces de violence formulées à l’encontre des colectivos, et ce pour plusieurs raisons : « (1) les préoccupations élevées relatives à la liberté d’expression des personnes qui cherchent à sensibiliser au sujet des colectivos, parfois à des fins d’autodéfense, (2) le peu de place laissée à la liberté d’expression et (3) le rôle joué par les colectivos dans la répression violente des manifestants ».

Bien qu’en général l’entreprise considère les « menaces de violence conditionnelles ou qui expriment un souhait, y compris des déclarations qui indiquent un espoir que des actes de violence soient commis, visant des terroristes et d’autres acteurs violents » comme « peu crédibles, en l’absence de preuves spécifiques du contraire », elle supprime « les déclarations d’intention ou les appels à passer à l’action » et à commettre des violences, quelle que soit la cible, afin de s’assurer d’écarter les menaces les plus sérieuses. Néanmoins, au vu de la situation au Venezuela, Meta reconnaît que les discours problématiques dans la publication Facebook et les contenus similaires reflètent le point de vue de personnes qui peuvent souffrir ou se sentir en danger en raison de la présence des colectivos dans leur vie quotidienne, et qui n’ont pas d’autres moyens pour exprimer leur peur et leur frustration compte tenu des possibilités limitées dont elles jouissent pour s’exprimer librement dans leur pays. Dans le même temps, puisque la situation au Venezuela reste tendue, l’entreprise préfère jouer la carte de la sécurité et supprimer le contenu Facebook qui ne respecte pas à la lettre sa politique sur la violence et l’incitation. Bien que les colectivos ne soient pas des cibles vulnérables, mais des groupes lourdement armés et organisés, l’entreprise a expliqué qu’en autorisant les appels à l’action et les déclarations d’intention de tuer ces groupes, elle craignait d’augmenter le risque de violences hors ligne alors que le pays est toujours en crise. Enfin, comme Meta reconnaît que les deux éléments de contenu expriment des sentiments similaires, elle a demandé au Conseil de l’aider à faire cette distinction, en particulier dans le contexte de crise postélectorale qui touche le Venezuela.

Le Conseil note également que, depuis 2021, Meta a limité la diffusion du contenu politique sur ses plateformes. Ainsi, à moins qu’un utilisateur ne recherche activement ce type de contenu, Meta ne le recommandera pas sur ses plateformes. L’entreprise considère que, de manière générale, le contenu politique comprend les publications sur la politique, les lois, les élections et d’autres sujets sociaux ; cela inclut vraisemblablement le contenu similaire aux deux publications concernées dans ce cas-ci.

Le Conseil a accepté d’accélérer l’examen de ces cas en raison de l’importance qu’ont les plateformes de Meta pour la liberté d’expression pendant la crise qui touche le Venezuela, où la répression des manifestations par le gouvernement a provoqué une augmentation des violences et des violations des droits humains. Il est important que les politiques et les mesures de modération de Meta autorisent les désaccords politiques sans toutefois contribuer aux violences qui déchirent le pays. Les deux cas concernent les priorités stratégiques du Conseil suivantes : Élections et espace civique, et Situations de crise et de conflit.

4. Soumission des utilisateurs

Meta a informé les utilisateurs que leurs cas respectifs allaient être portés devant le Conseil. Ils ont été invités à faire part de leurs commentaires, mais n’en ont pas fourni.

5. Décision

Dans le premier cas, le Conseil a confirmé la décision de Meta de laisser le contenu sur Instagram. Dans le second, il a annulé la décision de l’entreprise de supprimer le contenu de Facebook. Il a estimé qu’étant donné la crise actuelle au Venezuela, il était cohérent d’autoriser les deux éléments de contenu en vertu des politiques, des valeurs et des responsabilités de Meta en matière des droits humains.

5.1 Respect des politiques de Meta relatives au contenu

Le Conseil estime qu’aucune des deux publications n’enfreint les politiques de Meta relatives au contenu. La politique de Meta sur la violence et l’incitation interdit les menaces de violence, définies comme « des déclarations ou des images représentant une intention, une aspiration ou un appel à la violence à l’encontre d’une cible ». Meta a reconnu par le passé que la justification de sa politique partait du principe que les « menaces de violence conditionnelles ou qui expriment un souhait » à l’encontre d’acteurs violents sont « peu crédibles, en l’absence de preuves spécifiques du contraire ». À la suite de la décision rendue par le Conseil sur le cas Vidéo d’un poste de police haïtien, qui faisait remarquer que ce principe n’était pas explicitement stipulé, Meta a mis à jour ses règles le 25 avril 2024 pour inclure une exception qui autorise « les menaces lorsqu’elles sont partagées dans un contexte de sensibilisation ou de condamnation, […] ou lorsque certaines menaces sont dirigées contre des acteurs violents, tels que les groupes terroristes ». L’exception est pertinente dans ces cas-ci, puisque Meta a informé le Conseil qu’elle considérait les colectivos comme des acteurs violents.

Dans le premier cas, le Conseil est d’accord avec la décision de Meta de laisser le contenu sur Instagram. Il estime que la déclaration « Go to hell! I hope they kill you all! » (Allez vous faire voir ! J’espère qu’ils vont tous vous tuer !) exprime un souhait autorisé en vertu de l’exception relative aux acteurs violents. Le Conseil partage la conclusion de Meta selon laquelle les colectivos ont commis des violences à l’encontre des personnes perçues comme des opposants au gouvernement. La vidéo contient un souhait de violence à l’encontre des colectivos, et la publication est directement couverte par l’exception relative aux aspirations à l’encontre des acteurs violents.

Néanmoins, dans le second cas, le Conseil ne partage pas l’avis de Meta, qui considère que l’appel aux forces de sécurité pour qu’elles « kill those damn colectivos » (tuent ces maudits colectivos) dans la publication Facebook constitue un appel à l’action menaçant. Bien que le Conseil comprenne l’approche générale adoptée par Meta dans sa justification en ce qui concerne les menaces qui ciblent les acteurs violents – elle fait la distinction entre les « déclarations qui formulent l’espoir que des acteurs violents soient tués », qui sont autorisées, et les « appels à l’action qui visent des acteurs violents », qui ne le sont pas –, il estime que ce contenu est similaire à celui d’Instagram et que, dans le contexte de sa publication, il devrait être compris comme une aspiration couverte par l’exception relative aux acteurs violents.

La phrase « kill those damn colectivos » (tuez ces maudits colectivos) faisait partie d’une légende plus longue qui appelait les forces de sécurité à défendre le peuple contre les violences perpétrées par les groupes paramilitaires ; elle est à replacer dans le contexte d’une vidéo qui montre un groupe d’hommes à moto, que l’on suppose être des colectivos, et des gens en train de courir dans la rue, tandis qu’un homme crie qu’ils se font attaquer par les colectivos. En réponse aux questions du Conseil, Meta a expliqué que la référence aux forces de sécurité dans le contenu n’avait pas influencé sa décision de supprimer la publication, étant donné que l’entreprise n’autorise pas les « appels à l’action qui ciblent les acteurs violents », quelle que soit la personne ou l’entité à qui il est demandé de commettre des violences. L’entreprise a également estimé qu’elle n’était généralement pas en mesure de déterminer si les acteurs auxquels il est fait référence dans une publication étaient autorisés à faire preuve d’une violence de haute gravité ou si l’utilisation d’une telle force était justifiée dans une situation donnée.

Le Conseil comprend les raisons qu’a Meta d’adopter cette approche, en dehors de tout contexte spécifique. Toutefois, dans ce cas-ci et compte tenu de la crise actuelle au Venezuela, le Conseil estime que la référence aux forces de sécurité dans la vidéo et le fait que l’utilisateur leur reproche de ne pas défendre le peuple contre les actes de violence perpétrés par les colectivos sont pertinents pour comprendre le contenu dans son intégralité. Comprise littéralement, la menace pourrait être assimilée à un appel à l’action ; mais le contexte la rend peu crédible, et donc aspirationnelle, pour plusieurs raisons. Premièrement, les forces de sécurité sont liées aux colectivos puisque ces deux organisations sont impliquées dans la répression de l’opposition (cf Section 2 ci-dessus). Il est donc extrêmement peu probable que les forces de sécurité s’en prennent aux colectivos, voire que l’on puisse considérer qu’elles puissent envisager une telle action dans la situation actuelle au Venezuela. Deuxièmement, la personne à l’origine de la publication semble être en train de fuir les colectivos. Comme Meta l’a fait remarquer lorsqu’elle a porté ce cas-ci devant le Conseil, le contenu anti-colectivos découle de la participation de ceux-ci aux répressions violentes de manifestations en grande partie pacifiques. L’utilisateur qui a publié ce contenu est un individu privé, qui n’a ni influence ni autorité significative (alors que ce n’était pas le cas pour la décision Bureau des affaires de communication du Tigré). Ensuite, les personnes qui figurent dans la vidéo paraissent être la cible des actes de violence ou de harcèlement commis par les colectivos ; elles ne sont donc pas du tout à l’origine de violences à l’encontre des colectivos.

Compte tenu des raisons susmentionnées, bien que la légende appelle expressément les forces de sécurité à « kill the damn colectivos » (tuer ces maudits colectivos), la déclaration doit plutôt être interprétée, dans le contexte de la vidéo et de la crise plus générale qui secoue le Venezuela, comme l’expression d’un sentiment de peur et de frustration sur l’une des seules plateformes du pays où la liberté d’expression n’est pas entravée. Le Conseil valide les inquiétudes de Meta selon lesquelles l’entreprise pourrait contribuer à l’augmentation du risque de violences hors ligne en pleine crise en autorisant ce type de contenu. Cela étant, compte tenu de la situation spécifique au Venezuela, où des actes répressifs et violents sont perpétrés par les forces de l’État avec le soutien des colectivos et où les droits de la population à s’exprimer librement et à se rassembler de manière pacifique sont restreints, il est fondamental d’autoriser le peuple à faire part en toute liberté de son désaccord, de sa colère ou de son désespoir, même s’il le fait sans mâcher ses mots. Compte tenu de la situation actuelle au Venezuela, les déclarations du type de celle qui a été faite dans cette publication peuvent être qualifiées d’aspirations peu crédibles, qui peuvent donc être couvertes par l’exception relative aux acteurs violents.

Le Conseil reconnaît qu’en temps de crise, lorsque les enjeux inhérents à la conservation de contenu nuisible et à la suppression de discours politique protégé sont élevés, Meta devrait adapter ses consignes de modération généralisées pour mieux répondre aux réalités de la manière dont les personnes qui sont la cible de violences cautionnées par l’État s’expriment sur ses plateformes. À cet égard, Meta a élaboré un Protocole de politique de crise, qui lui permet d’adapter temporairement ses politiques et la manière dont elles sont appliquées. Lorsque Meta détermine qu’une situation constitue une crise – comme c’est le cas ici –, elle doit évaluer les dynamiques de pouvoir spécifiques à la crise en question et la probabilité des préjudices dans le monde réel pour calculer la mesure avec laquelle des expressions de colère ou de désespoir violentes sont susceptibles de représenter des menaces crédibles ou d’engendrer de la violence hors ligne ou si, au contraire, ces expressions doivent être considérées comme aspirationnelles, en l’absence de toute évidence spécifique contraire.

Le Conseil estime que le contexte actuel au Venezuela justifie l’activation de ce protocole afin d’assurer que Meta respecte la liberté d’expression des manifestants et des autres personnes dans le viseur des acteurs violents soutenus par l’État. Plus spécifiquement, une annexe aux consignes devrait voir le jour sur la manière de définir « menaces de violence conditionnelles ou qui expriment un souhait » à l’encontre de certains acteurs violents. Cette annexe aux consignes de modération devrait être révisée régulièrement, avec l’appui des parties prenantes pertinentes et des groupes potentiellement concernés.

5.2 Respect des responsabilités de Meta en matière de droits humains

Le Conseil estime que le fait de conserver la publication sur Instagram et restaurer la publication sur Facebook est cohérent avec les responsabilités de Meta en matière de droits humains.

L’article 19 du PIDCP garantit la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées « de toute espèce ». Cette liberté protégée inclut le « discours politique », le commentaire sur des affaires publiques et le « débat sur les droits de l’homme » (Observation générale n° 34, 2011, paragraphe 11 ; Observation générale n° 37, 2020, paragraphe 32). En outre, les personnalités gouvernementales sont « légitimement exposées à la critique et à l’opposition politique » (Observation générale n° 34, 2011, paragraphe 38). L’accès aux réseaux sociaux est crucial au Venezuela, où la répression de longue date des voix dissidentes et des médias indépendants n’a fait que s’intensifier depuis que la crise actuelle frappe le pays. Les plateformes de réseaux sociaux, dans leur fonction de « gardiennes du monde numérique », ont une « influence majeure » sur l’accès du public aux informations (A/HRC/50/29, paragraphe 90 ; Cf les décisions Mention des talibans dans les informations d’actualité, Slogan de protestation en Iran).

Lorsque des restrictions de la liberté d’expression sont imposées par un État, elles doivent remplir des critères de légalité, d’objectif légitime, et de nécessité et de proportionnalité (article 19, paragraphe 3 du PIDCP). Ces exigences sont souvent reprises sous l’intitulé « test tripartite ». Le Conseil utilise ce cadre pour interpréter les engagements volontaires de Meta en matière de droits humains, à la fois pour la décision relative au contenu individuel en cours d’examen et pour ce que cela dit de l’approche plus large de Meta en matière de gouvernance du contenu. Ce faisant, le Conseil s’efforce de tenir compte du fait que ces droits peuvent être différents selon qu’ils s’appliquent à une entreprise privée de réseaux sociaux ou à un gouvernement. Néanmoins, comme l’a déclaré le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté d’expression, si les entreprises ne sont pas soumises aux mêmes devoirs que les gouvernements, « leur influence est néanmoins telle qu’elle doit les inciter à se poser les mêmes questions qu’eux quant à la protection de la liberté d’expression de leurs utilisateurs » (rapport A/74/486, paragraphe 41).

Le principe de légalité requiert des règles qui restreignent la liberté d’expression qu’elles soient accessibles et suffisamment claires pour fournir des indications sur ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. Le Conseil estime que, telle qu’elle est appliquée dans ces cas-ci, l’exception aux règles sur l’incitation de Meta qui concerne les acteurs violents est suffisamment claire, en particulier depuis la mise à jour du 25 avril 2024. Néanmoins, comme cela est indiqué plus haut, en période de crise, Meta devrait adapter ses consignes de modération généralisées pour mieux répondre aux facteurs contextuels qui influent sur la manière dont les personnes qui sont la cible de violences cautionnées par l’État s’expriment sur ses plateformes.

De même, le Conseil a conclu par le passé qu’en cherchant à « empêcher tout risque de violence hors ligne » en supprimant les contenus qui représentent « un réel risque de préjudice physique ou une atteinte directe à la sécurité publique », le standard de la communauté relatif à la violence et à l’incitation sert les objectifs légitimes de protection du droit à la vie (article 6 du PIDCP) et du droit à la sécurité de la personne (article 9 du PIDCP, Observation générale n° 35, paragraphe 9 ; cf décisions Rapports sur le Discours du Parlement pakistanais, Bureau des affaires de communication du Tigré, Otages enlevés en Israël, Slogan de protestation en Iran).

Le principe de nécessité et de proportionnalité stipule que les restrictions de la liberté d’expression « doivent être appropriées pour remplir leur fonction de protection, elles doivent constituer le moyen le moins perturbateur parmi ceux qui pourraient permettre d’obtenir le résultat recherché » [et] « elles doivent être proportionnées à l’intérêt à protéger » (Observation générale n° 34, paragraphe 34).

Le Conseil estime qu’il n’était pas nécessaire de supprimer une quelconque des deux publications. Comme détaillé dans la section 5.1 ci-dessus, divers facteurs contextuels permettaient de déterminer sans ambiguïté qu’aucune des deux publications ne devait être interprétée comme un appel à la violence et, il faut le souligner, la violence qui aurait pu résulter de ces déclarations n’était ni imminente ni probable.

Les personnes qui ont publié les contenus sont des individus privés qui ont fait part de leur expérience directe des violences ou du harcèlement infligés par les colectivos. Dans ce contexte, leurs publications peuvent être comprises comme une condamnation des forces de sécurité (dans le cas de Facebook) et comme un cri de peur et de désespoir, un appel à l’aide en période de crise et d’incertitude (dans les deux cas). Les deux publications représentent et décrivent la manière dont les colectivos attaquent ou harcèlent la population, et elles critiquent ces actions ; dans le contexte actuel au Venezuela, l’imminence, voire la probabilité des préjudices à la suite de contenu de la sorte est faible. Les cibles de violence aspirationnelle sont des forces soutenues par l’État qui ont contribué à la répression de longue date des espaces civiques et à d’autres violations des droits humains au Venezuela, y compris au cours de la crise postélectorale actuelle. En revanche, les civils sont depuis longtemps victimes d’abus des droits humains.

Comme cela a été dit précédemment dans cette décision, les contenus ont été publiés dans un contexte de grave tension politique et sociale, caractérisée par une vague de répression à la suite des résultats très disputés de l’élection présidentielle de 2024. Dans les deux publications, qui expriment des sentiments assez similaires, des individus privés font usage de termes forts pour exprimer leur peur, leur colère et leur désespoir quant aux actions des colectivos et, pour ce qui est du cas sur Facebook, au manque de réaction des forces de sécurité. La suppression des contenus comme celui en question dans le cas Facebook, qui, en contexte, ne représente pas une menace crédible, a une influence négative significative sur les personnes qui dénoncent les actions des colectivos et qui doivent surmonter d’énormes restrictions pour s’exprimer librement et demander des comptes à l’État et aux acteurs appuyés par ce dernier.

Le Conseil éprouve également une profonde inquiétude à l’idée que, compte tenu de la crise qui sévit au Venezuela, la politique de l’entreprise de limiter la diffusion des contenus politiques puisse nuire à la capacité des utilisateurs à exprimer leur désaccord politique et à sensibiliser au sujet de la situation au Venezuela afin d’atteindre le public le plus large. Si tel venait à être le cas, le Conseil estime qu’un levier politique devrait être inclus dans son Protocole de politique de crise pour veiller à ce que le contenu politique, en particulier au moment des élections et en cas de manifestations postélectorales, puisse être diffusé de la même manière que le contenu non politique.

Enfin, le Conseil a souligné à plusieurs reprises l’importance d’évaluer le contexte pour s’assurer de protéger le discours politique, en particulier dans les pays en conflit ou dans lesquels la liberté d’expression est restreinte de manière significative, comme au Venezuela (cf décisions Manifestations en Colombie, Slogan de protestation en Iran et Appel à la manifestation des femmes à Cuba). Par conséquent, Meta devrait utiliser le Protocole de politique de crise pour permettre les réactions aux situations comme celles qui existent au Venezuela. En particulier dans les contextes de répression des dissidents démocratiques, lorsque les menaces semblent non crédibles et que la probabilité qu’un tel contenu engendre de la violence hors ligne est faible, Meta devrait adapter ses politiques et ses consignes de modération en conséquence, sous réserve d’une révision régulière et avec l’apport de groupes potentiellement concernés et des parties prenantes pertinentes.

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